
Moyen Âge fantastique : le lion
Le lion est non seulement l’une des présences les plus constantes dans l’iconographie romane, mais aussi l’une des plus complexes et des plus difficiles à interpréter. Sa nature n’est pas seulement ambivalente, mais parfois même contradictoire. Il peut symboliser le Christ et l’Église, mais il est également associé au diable ; il est le symbole de la force et de la violence, mais la Bible souligne également sa faiblesse ; on célèbre sa moralité, mais il est également utilisé pour symboliser la luxure ; il est le signe de la résurrection, mais aussi de la violence et de la mort. En bref, le lion est un mélange de concepts opposés et il n’est pas toujours facile de comprendre à lequel d’entre eux le miniaturiste ou l’artiste médiéval fait référence.
Il est intéressant de noter que, dès les premiers siècles de notre ère, le lion s’est vu attribuer une importance statistiquement considérable, nettement inhabituelle par rapport aux modèles dont disposaient les artistes européens. Parmi eux, on peut probablement citer les diptyques consulaires en ivoire qui étaient encore conservés dans les trésors des églises, et les sarcophages romains qui représentaient parfois des scènes de chasse au lion.
Le lion est représenté, par exemple, sur un sarcophage du IIIe siècle après J.-C., à gauche. Ou encore sur un ivoire du VIe siècle, à droite.

Nous ne devons pas ignorer les tissus sassanides, byzantins et coptes qui étaient également très répandus en Occident.
Nous présentons quelques exemples dans la figure.

De plus, les lions pouvaient toujours être vus vivants dans les serres, pour la plupart royales et princières, où ils étaient exhibés comme un signe de pouvoir. La Florence médiévale, du moins jusqu’à la peste de la moitié du XIVe siècle, a même maintenu une trentaine de ces animaux dans un zoo près du Palazzo Vecchio, à tel point que le lion, le « Marzocco », est encore aujourd’hui l’un des symboles de la ville. Et puis il y avait les dompteurs d’animaux qui se déplaçaient dans les foires et les marchés pour exposer, entre autres animaux comme les ours, parfois aussi quelques lions. Il n’était donc pas difficile pour un artiste d’avoir vu l’un de ces animaux en direct et d’avoir eu la possibilité de le représenter.
Une présence qui n’explique cependant pas la prédominance du lion, à tel point que cet animal peut être défini comme la « star » du bestiaire médiéval. Dans les enluminures et les sculptures, par exemple, on le retrouve partout. Mais à partir du XIIe siècle, c’est aussi la figure qui domine sans conteste dans l’héraldique. En effet, il est représenté dans 15 % des armoiries médiévales, ce qui est un pourcentage très élevé si l’on considère que la figure qui suit en deuxième position, la bande, n’atteint pas 6 % et que l’aigle, seul rival du lion dans le bestiaire héraldique, ne dépasse pas 3 %.
Dans l’art médiéval, le lion est avant tout considéré sous son aspect bénéfique, à tel point qu’il apparaît dans le Tétramorphe comme le symbole de l’évangéliste Marc. Cela s’explique par le fait que cet évangile commence par présenter Jean-Baptiste avec une citation du prophète Isaïe :
« Voici, j’envoie mon messager devant toi,
qui préparera ton chemin ;
c’est la voix de celui qui crie dans le désert. »
(Marc 1,3)
Et dans le désert, y compris celui du Moyen-Orient actuel, vivait justement le lion.
Les Pères de l’Église (saint Hilaire, saint Augustin), suivant les traces de Plutarque, soutenaient que cet animal dormait les yeux toujours ouverts, et on croyait que ses petits naissaient eux aussi les yeux grands ouverts. C’est pourquoi les exégètes médiévaux ont pris le lion comme contre-figure du Christ dans le sépulcre, puisque les yeux ouverts sont la preuve de la divinité de Jésus qui se manifeste, tandis que la mort témoigne de son humanité.
Mais d’autres auteurs ont également fait de cet animal le symbole de la résurrection. Origène et Isidore de Séville écrivaient que les lionceaux naissaient morts, mais que leur père, au bout de trois jours, soufflait dans leur gorge pour les réanimer. Le lion devenait ainsi un symbole du Christ lui-même. Saint Augustin, tout en appréciant sa valeur morale, admettait déjà que ce récit était sans fondement.
RESURRECTION
Symbole de résurrection, le Lion est représenté dans un chapiteau de l’église Saint-Vincent de Chalon-sur-Saône (France) alors qu’il écarte les deux branches de l’arbre en Y qui symbolise le choix entre le bien et le mal et le jugement. L’un des deux rameaux mène à la perdition, tandis que l’autre mène au salut. L’arbre symbolise surtout l’arbre de vie dont le bois sera utilisé pour fabriquer le crucifix, ici remplacé par la figure du lion.

Il n’est donc pas surprenant de voir des lions s’occuper de l’enterrement d’ascètes et de saints égyptiens, en somme d’hommes qui, de leur vivant, ont déjà mérité le salut éternel. C’est le cas du chapiteau de Vézelay où deux lions, avec saint Antoine abbé, s’occupent de la préparation de la tombe de saint Paul l’Ermite. Le même sujet est répété dans un chapiteau de la basilique Notre-Dame de Beaune, mais dans ce cas, il n’y a qu’un seul lion.

Quoi qu’il en soit, avec ses yeux ouverts, le lion symbolisait la vigilance et la justice. C’est pourquoi il est très souvent représenté sur les portails des églises romanes. Dans les bestiaires médiévaux, on affirmait que le lion était juste parce qu’il ne s’acharnait jamais sur un ennemi tombé au sol. Curieusement, les bestiaires eux-mêmes, qui s’inspiraient des descriptions des naturalistes les plus anciens, soutenaient que le lion était juste parce qu’il punissait sévèrement sa compagne adultère, surtout lorsque celle-ci s’était donnée au pardo, un animal cité par la Vulgate de saint Jérôme et par Pline l’Ancien et désignant le mâle du panthère. Le fruit de cette trahison, par un jeu de mots, était le « léopard ».
Le lion, par sa puissance et ses qualités, a toujours frappé l’imagination des êtres humains, depuis la plus haute antiquité. Au point de devenir, même dans les contes classiques, le roi des animaux. Mais cela le fait assimiler à l’homme qui se trouve au sommet de la création. C’est aussi pour cette raison que dans de nombreuses mythologies, les héros ne peuvent avoir d’adversaire plus digne que le lion. D’Hercule à Gilgamesh. Sans oublier l’histoire de Daniel dans la fosse aux lions.
Sur l’image, un chapiteau remarquable sculpté par le maître de Cabestany à Sant’Antimo (Sienne) et représentant justement Daniel dans la fosse aux lions.

En raison de cette position dominante, le lion occupe une place de choix dans le tétramorphe, en bas à gauche. On le voit, par exemple, dans les enluminures comme celle du Livre de Kells du VIIIe siècle, enluminé par des moines irlandais, à gauche. Ou encore sur les portails des églises romanes comme celui de la cathédrale de Le Mans, à droite, où le lion est le seul animal à regarder le Christ en face avec autant de franchise. Le lion est contrebalancé par l’aigle, en haut à droite, qui est cependant le symbole de l’ascension.

LEON DOUBLE
Symboles de résurrection, et donc de l’amour de Dieu, et de force, les lions sont souvent représentés par paire. Symboles de justice, les lions par paire indiquent également la double attitude du Christ qui était, comme le disait saint Jérôme, « bienveillant avec les bons et impitoyable avec les méchants ».
Cette ambiguïté de la figure du lion trouve son origine dans la Bible même, où l’on trouve souvent mention du lion terrible et symbole de justice. On retrouve les lions en couple comme symboles de force et gardiens de la puissance royale dans la description du trône de Salomon (I Rois 10, 18-20) :
Le roi fit aussi construire un trône d’ivoire et le recouvrit d’or fin ; ce trône avait six marches, des têtes de taureau sur le dossier et deux bras, l’un de chaque côté du siège ; un lion se tenait à côté de chacun des deux bras ; douze autres lions se tenaient sur les marches, six de ce côté et six de l’autre.
Il est intéressant de noter que l’iconographie du roi assis sur des lions a également été adoptée dans la représentation du roi David, qui est parfois représenté assis sur deux lions croisés, comme on peut le voir sur la console de la porte Miégeville de l’église Saint-Sernin à Toulouse.

FORCE, FAIBLESSE ET SATAN
La force du Lion est déjà évoquée dans la Genèse (49, 9-10) dans la bénédiction de son père Jacob à Juda :
Juda est un jeune lion :
mon fils, tu remontes de la proie :
il se blottit, il s’accroupit comme un lion
et comme une lionne ; qui peut le déranger ?

Contrairement à la force du lion, la Bible met en avant sa faiblesse, surtout lorsqu’il succombe devant l’homme. C’est le cas du lion de Timna que Samson tue avec une extrême facilité :
« Samson se rendit donc à Timna avec son père et sa mère, et ils s’arrêtèrent aux vignes de Timna. Et voici qu’un lion se jeta sur Samson en rugissant. Celui-ci, investi par l’esprit du Seigneur, sans rien avoir en main, éventra le lion comme on éventre un chevreau ».
(Juges 14,5-6)
En ce qui concerne le combat de Samson avec le lion, on trouve parfois l’homme qui attaque l’animal par derrière, en saisissant ses mâchoires par derrière. Comme dans le cas de ce chapiteau de l’église d’Anzy-le-Duc.

Cette image peut être reliée à la double apparence du lion, faible et mesquin dans la partie postérieure de son corps et puissant au niveau de sa poitrine.
Et comment oublier les paroles de Daniel au roi Darius après que ce dernier découvre que, jeté dans la fosse aux lions, il n’a pas été touché par ces animaux :
« Mon Dieu a envoyé son ange fermer la gueule des lions, qui ne m’ont pas dévoré ».
(Daniel 6,23)

La figure du lion, symbole du Christ, est également associée à Satan :
« Soyez sobres et restez sur vos gardes ! Votre adversaire, le diable, rôde comme un lion rugissant, cherchant qui dévorer »
(Première lettre de Pierre 5,8)
Le lion est également le symbole de la révélation. On le retrouve dans l’Apocalypse de Jean, ainsi que dans le Tétramorphe, comme seul être digne d’ouvrir le livre, comme le Agneau. Une association, celle du lion avec l’agneau, que l’on retrouve parfois dans les portails des églises romanes.
Voici un exemple de lion stylophore, c’est-à-dire un lion qui tient une colonne sur la façade de la collégiale de San Quirico d’Orcia, dans la province de Sienne. Il tient un agneau dans ses bras, presque dans un geste de protection.

Et voici le passage de l’Apocalypse qui associe les deux animaux :
« Ne pleure pas ! Voici que le lion de la tribu de Juda a vaincu, le rejeton de David a acquis le pouvoir d’ouvrir le livre et de rompre les sept sceaux. »
(Apocalypse 5,5)
Et ici, une fois de plus, la comparaison avec le Christ, le mystique agneau, est évidente.
LEON LE DÉTRUCTEUR
La Bible fait référence à des lions destructeurs et violents. Par exemple, dans le chapitre 7 du livre de Daniel, le prophète a une vision dans laquelle apparaissent quatre animaux symbolisant les quatre grandes monarchies destinées à être détruites avant l’avènement du Messie. Le premier d’entre eux est « un lion aux ailes d’aigle ».
Les terribles chevaux de la sixième trompette de l’Apocalypse de Jean ont une tête qui ressemble à celle des lions et un tiers de l’humanité est exterminé par le feu, la fumée et le soufre qui sortent de leur bouche.
Les psaumes font aussi souvent référence aux lions destructeurs
Par exemple, dans le psaume 17, les méchants sont décrits de la manière suivante :
« Ils ont l’apparence d’un lion
qui aspire à dévorer sa proie
et d’un lionceau qui se cache
dans des cachettes »
(Psaume 17,12)
Tandis que dans le Psaume 10, en parlant de l’impie :
« Il se cache dans un lieu secret,
comme un lion dans sa tanière ».
(Psaume 10,9)
Et on pourrait continuer avec de nombreux autres exemples
LE GARDIEN DU LIEU SACRÉ
Le lion est souvent représenté comme le gardien du lieu sacré. On le voit souvent à l’entrée des églises, en particulier des églises romanes. Sa tâche n’est pas tant d’empêcher et de décourager l’entrée, que d’avertir le profane de ne pas s’aventurer inconsciemment dans le lieu qui est révélation et demeure du divin, au risque d’attirer la colère de l’être qui y habite. Il s’agit, en somme, d’une présence qui avertit l’homme qu’il se trouve à un point de rupture, de discontinuité entre le profane et le sacré.
Il joue donc le rôle de « gardien de la porte » et, à ce titre, il est souvent représenté sur les protiri et les architraves des églises romanes, comme nous l’avons déjà vu, par exemple, dans le cas de la collégiale de San Quirico d’Orcia
Il arrive parfois de voir un couple de lions identiques représentés autour de l’arbre sacré, symbole d’élévation et de résurrection. Ou des représentations ayant la même signification.
Ici, par exemple, sur un linteau de l’église de Beaulieu-sur-Dordogne, en France, nous voyons deux lions côte à côte autour de l’arbre de vie.

Dans cette autre représentation, et nous sommes ici dans le tympan de l’église Saint-Gabriel, toujours en France, à gauche est représentée l’histoire de Daniel dans la fosse aux lions et, à côté, Adam et Ève. Une association qui n’est pas fortuite, car, dans ce cas, Daniel, jeté par ses ennemis en pâture aux bêtes sauvages, représente la victoire du Christ sur la mort. Jésus, nouvel Adam, redonne la vie éternelle à l’humanité.

Les lions qui peuplent les portails romans ont souvent un aspect terrible, de gardiens, car le sacré est toujours terrible et il faut l’approcher avec crainte. Sous cet aspect, il est similaire au serpent ou au dragon qui, dans de nombreuses cultures, garde l’arbre sacré.
Comme le rappelle la présence de l’arbre de vie, l’homme ne peut parcourir son chemin vers le salut éternel que par la mort. Et c’est un autre aspect du symbolisme du lion à l’entrée du lieu sacré. Et c’est aussi la raison, comme nous l’avons vu, de l’association entre l’arbre et le lion. L’homme ne peut parcourir le chemin de l’arbre de vie pointé vers le ciel qu’en passant par la mort du corps. Et nous entrons ici dans le domaine du symbolisme du lion anthropophage, du lion dévoreur d’hommes.
Dans l’art chinois, on trouve parfois des monstres, comme celui de l’image de gauche, avec dans la bouche de petits êtres qui semblent presque recroquevillés comme des enfants sans défense dans le ventre de leur mère. L’absence de mâchoire inférieure indique clairement qu’il n’y a pas d’écrasement.

L’art roman utilise d’autres solutions. Nous voyons parfois le monstre, souvent le lion, en train d’avaler le personnage qu’il serre contre lui, mais sans lui faire de mal en apparence. Parfois, nous le voyons simplement serrer le personnage presque dans un geste de protection.
Même si, dans ce cas, on pourrait plus facilement penser à la protection que le fidèle trouve à l’intérieur de l’église contre les forces du mal. Nous le voyons clairement sur cette image, à droite, de deux lions à une seule tête en train d’étreindre un homme, représentés sur un chapiteau de San Benet de Bages, en Espagne.
L’acte d’avaler implique le concept de régénération. Et souvent, l’homme qui est dévoré est représenté avec un visage qui respire la sérénité. Nous en voyons ici quelques exemples. Dans ces représentations, la présence quasi constante d’éléments végétaux renvoie à l’arbre de vie.

Le lion anthropophage ressemble beaucoup aux autres créatures qui avalent puis rejettent leurs proies, comme le baleine de Jonas. Voici deux exemples.

La dernière chose à noter est que l’association entre le lion et la résurrection explique sa présence, parfois, dans les fonts baptismaux. Sur l’image, vous pouvez voir un bel exemple de fonts baptismaux décorés d’un lion qui se trouve en Danemark.
